Entre 1940 et 1943, de 23 à 26 ans, réfugiée dans le sud de la France où elle a fui le régime nazi, Charlotte Salomon tente de conjurer un sort tragique en peignant une longue série de gouaches. L’œuvre à peine inachevée, elle est déportée et tuée à Auschwitz. L’ouvrage Vie ? Ou Théatre ? en présente une large sélection.
LA VIE FAITE D’ŒUVRE D’ART D’UNE JUIVE ALLEMANDE
La vie de Charlotte Salomon fut tragique, d’un tragique épouvantablement banal en son temps. Elle en a fait une œuvre exceptionnelle, telle qu’aucune autre ne peut lui être comparée. Elles sont inséparables : aussi Charlotte Salomon a-t-elle intitulée son œuvre Vie ? ou Théâtre ? Au moment de la confier à l’ami qui a permis qu’elle ne disparaisse pas avec son auteur, elle aurait dit : « C’est toute ma vie ».
Elle parlait d’une suite de 769 gouaches de sa main, légendées et classées par ses soins : son autobiographie racontée par la peinture et l’écriture en même temps.
UNE ENFANCE BOULEVERSÉE ET TRAGIQUE
C’est d’abord celle d’une fille du chirurgien Albert Salomon, née à Berlin en avril 1917. Sa famille appartient à la bourgeoisie juive assimilée et cultivée qui habite les beaux quartiers de la capitale, Charlottenburg. En 1926, quand sa mère se suicide en se jetant d’une fenêtre de l’appartement, on lui fait croire qu’elle est morte de la grippe. Quatre ans plus tard son père épouse la cantatrice Paula Levi, qui a pris le pseudonyme de Lindeberg pour se prémunir contre l’antisémitisme de plus en plus agressif d’une Allemagne vaincue en 1918. Cette interprète renommée, Paula initie Charlotte à la musique ( ll donnera son ultime concert le 19 mars 1933).
PEINDRE LA VIE CLANDESTINE
Jusqu’en 1939, la vie de la famille Salomon se fait de plus en plus clandestine et difficile. Paula ne peut plus se produire que dans les concerts privés. Albert ne peut plus exercer qu’à l’Hopital juif de Berlin. Charlotte, dénoncée par une de ses condisciples comme « agitatrisce marxiste » est exclue du Conservatoire de musique. A l’Ecole des beaux-arts, elle est mieux traitée, mais quand, à l’automne 1937, elle doit recevoir le premier prix pour une de ses toiles, le professeur préfère l’attribuer à une « Aryenne », de peur, affirme-t-il, que son succès ne mette en danger Charlotte.
Seul évènement favorable : à l’automne 1933, les grands-parents maternels de Charlotte ont emigré en Italie puis en France, à Villefranche-sur-mer. En janvier 1939, deux mois après la Nuit de cristal, Charlotte les y a rejoint. Le 18 mars. A leur tour, avec de faux papiers, ses parents se réfugient à Amsterdam : d’extrême justesse puisque Albert avait été et interné au camp de Kann. Elle a ses moments terribles, avec l’obsession de suicide pour menace. Mais, elle a aussi ses moments de satires sociales, ses épisodes de chroniques politiques et ses confessions sentimentales.
UNE OEUVRE PUISSANTE, PROFONDE ET FÉMINISTE
C’est là ce qui déconcerte le plus au premier regard : la variété des tons, l’alternance de l’autodérision et du drame. Elles sont possibles parce que Charlotte salomon a inventé une formule artistique particulière : elle peint et écrit sur la même page, souvent avec les mêmes couleurs. Il est rare qu’une gouache ne soit pas sans écritures et un peu plus fréquent qu’elle ne soit que phrases puissantes en lettres capitales. Ces phrases peuvent être les répliques d’une conversation, un soliloque ou ou même des considérations morales ou religieuses. La question du déchiffrement se pose sans cesse. Il faut comprendre dans quel ordre les répliques se succèdent et comment les épisodes s’enchainement. L’interprétation est aidée par la répétition des personnages principaux, aisément reconnaissables d’une planche à l’autre.
On dit « planche » parce que la référence à la bande dessinée vient nécessairement à l’esprit. Mais, elle n’est que très partiellement efficace. Jamais Charlotte ne divise sa page en images séparées. Jamais, elle n’enferme les mots dans des « bulles ». Jamais non plus elle ne s’en tient à une narration linéaire.
Il n’est pas nécessairement aisé de distinguer entre des scènes qui seraient réelles (des épisodes de la vie de Charlotte) et celles qui relèveraient de ses rêves, de ses désirs et de ses cauchemars. Des moments heureux ou tragiques, comme les amours de Charlotte ou la mort de sa grand-mère, sont traités sur un mode onirique et symbolique, orchestration chromatique et poétique qui renvoie à une orchestration musicale, celle que Charlotte a imaginée et n’a pu exécuter.
ALLER DROIT AU BUT
Son œuvre et son style sont absolument singuliers. Ce ne sont pas quelques comparaisons artistiques qui suffiraient à les rendre moins étranges. Dans sa formation, Charlotte a été marquée par l’expressionnisme du groupe Die Brücke, par Meidner, par Nolde et plus encore sans doute par Munch. De ce dernier, elle est parfois proche parce qu’ils ont en commun la capacité d’aller droit à ce qui est l’essentiel en ne tenant aucun compte des habitudes enseignées et des bonnes manières académiques. Le dessin se simplifie en longues lignes fluides, la composition se concentre en pu de formes affrontées, les couleurs se libèrent de tout impératif d’imitation pour devenir purement expressives et subjectives et flotter dans un espace indéfinissable.
Dans les gouaches les plus déconcertantes, où les visages en masques prolifèrent et où les corps deviennent fantomatiques alors que les mots se glissent en lignes sinueuses entre les formes, une sorte d’art immédiat prend forme dans la précipitation (ce que les circonstances historiques et psychologiques expliquent évidemment).
Il faut aller vite. Il faut aller à l’essentiel : de moins en moins raconter donc, et de plus en plus épurer les évènements jusqu’à n’en garder que des instants emblématiques, des paroxysmes de douleur ou d’ivresse. Entre la vie et l’œuvre, il semble qu’il n’y ait soudain plus aucun écran et que l’une se précipite dans l’autre directement pour prendre sa forme définitive.
Charlotte Salomon, Vie ? Ou Théâtre ?, Le Tripode d’Attila, 2015.